Denis Petit a publié des articles dans L’Unebévue,  revue de psychanalyse. Il a traduit des textes de Donna Haraway, théoricienne  féministe, professeure à l’université de Santa Cruz,  et Jennifer Doyle, professeure de littérature à l’université  de Riverside, ainsi que le livre de Catherine Lord, L’été  de Sa Calvitie. L’Unebévue éditeur.

Un film de Fabienne Roumet

Le film de Fabienne Roumet se structure à partir du passage, de la bifurcation, du basculement. Le petit trou dans la porte de la grange, sténopé, passage de la lumière du monde, fait de cette grange, camera obscura, la métaphore du drame du sujet qui voit, celle des rendez-vous manqués ou réussis. Le cinéma est cette ouverture, la frontière interne du temps et du monde, qui subvertit la distinction intérieur/extérieur. Il est impossible de voir sans être vu, et le trou dans la porte regarde Ludo comme il nous regarde.

La réussite de l’ensemble tient à ce qu’autour de ce point structurant, tous les éléments du film sont congruents. Le drame est dans la forme, dans l’acte de filmer, et de regarder, pas dans la psychologie des personnages. Ce n’est pas du théâtre filmé. Aucun didactisme dans l’exposition des scènes, pas d’explications, une narration délicatement tissée qui tient parfois simplement à un chouchou égaré, à un objet ramassé et donné, à un capot de voiture levé, à un poteau de barrière poussé, une caisse renversée. La narration suit la ligne de basculement des situations et de chavirage toujours possible des personnages et conduit le spectateur au bord. Impression de bord exemplifiée, notamment, par la bande-son, – la succession des images sonores dessine son propre mouvement narratif -, quand les dialogues se perdent dans l’inaudible (un jeu s’établit entre les moments où les voix off se détachent seules et les moments où elles s’absorbent dans l’image auditive). Dans ce langage cinématographique exigeant, où chaque plan peut vivre comme un monde, la force adhésive de l’image est utilisée pour déjouer notre tendance à nous laisser berner par le défilement hypnotique des petites vignettes sur la pellicule. L’image de Cécile est là et nous échappe en même temps. L’imaginaire est fluidique, il ne tient pas dans la main. En jouant avec nos nerfs de spectateurs, le film nous réapprend qu’il se passe quelque chose de chaque côté de l’objectif. Et le retournement, le passage d’un côté à l’autre, reste toujours possible.

L’installation progressive de l’angoisse, ou le surgissement du comique, se fomentent à partir d’un moment de poésie (le passage de la lumière dans le sténopé), qui organise la monstration des tensions créées par l’ennui, le désir ou le travail. Les gestes, les ombres chinoises, la pantomime de l’intime et du social, nous déplient en quelques plans, quelques mots, la position sociale réciproque des protagonistes. Aucun appel à notre complaisance ; le pétillement, la tension tiennent à l’économie de la narration. Le cinéma de Fabienne Roumet ne nous force pas la main.

On devine une direction d’acteur attentive qui assure aux acteurs un espace de jeu. Les personnages existent en quelques plans. L’ambiance sonore, en découpant les corps sur un fond, leur donne leur consistance imaginaire. Le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux, une respiration, des voix off, une musique, dessinent la présence corporelle des personnages, et la caressent comme Ludo l’image de Cécile.

Franchissement du bord, un basculement a lieu quand le dispositif cinématographique imaginé par Ludo se renverse et qu’il n’est pas remis en place. Ludo doit sans doute prendre acte de ce passage du petit au grand écran, qui accompagne une montée d’intensité dans la relation entre les personnages. La diffraction joue ici un rôle décisif. Elle est, nous dit Donna Haraway[1], enregistrement d’un passage, celui de la lumière dans l’ouverture. L’enregistrement est tributaire de la forme de l’ouverture et permet, en traçant la carte des interférences masquées, de déconstruire et contester la vision « normale » fondée sur la réflexion et la reproduction du même, modèle du regard « pur » de la science patriarcale. Après la chute de la caisse, la netteté de l’image est moindre, mais la scène est plus vaste. Elle ne donne plus à Ludo l’illusion de la maîtrise. Du flou s’installe. Il ne peut plus la faire tenir dans sa main, les proportions se sont inversées, mais, du coup, il peut lui-même passer dans l’image qui s’offre mieux ainsi au démontage et à l’action. Ludo est un cinéaste plus ambitieux qu’il ne le pense.

Basculement encore, quand la porte s’ouvre, après la chute du treuil et que la lumière crue fait irruption dans le lieu des rêves. La violence du sexuel est venue malmener le jeu taquin du désir. La camera obscura inondée de lumière nous rappelle la fragilité de l’instant poétique. Les moments de grâce correspondent à des choses subtiles. Mais alors, les deux dispositifs – celui de Ludo et celui tissé malicieusement par Cécile peuvent se rejoindre. Ainsi, en accord avec l’enregistrement du passage de la lumière, chaque instant peut être lu, à la fois, de façon diffractée, avec intranquillité et confiance. Dans chaque moment réside la capacité de corriger les faux départs, les erreurs de trajectoire et même de cicatriser les plaies.

Denis Petit

1 The Promises of Monsters : A Regenerative Politics for Inappropriate/d Others (Lawrence Grossberg, Cary Nelson, Paula A. Treichler, eds., Cultural Studies (New York ; Routledge, 1992), pp. 295-337, où Haraway se réfère au travail de la cinéaste et théoricienne féministe Trinh T. Minh-ha.